Philippe Torreton : Comment peut-on ne pas être engagé ?
Il était hier à Oissel et à Darnétal. Prochainement il sera à l'affiche du Rive-Gauche. Philippe Torreton avec « Mec !» revient sur ses terres pour un moment rare de poésie consacré à Allain Leprest :
« Dans une salle, reconnaît Philippe Torreton il y a 50 % des gens qui le connaissent et qui l'aiment et 50 % qui ne savaient pas ce qu'il était et ceux-là quand ils repartent sont étonnés de ne pas l'avoir connu plus tôt ». C'est pour eux que ce spectacle a été conçu. Il permet au comédien de mettre en lumière une personnalité hors du commun, si proche de lui qu'il lui semble faire partie depuis toujours de son univers affectif, voire politique.
Il y avait entre Allain Leprest et Philippe Torreton trop de points communs pour qu'ils ne se rencontrent pas un jour et pourtant leurs chemins se croiseront souvent sans jamais vraiment trouver le moyen de se rejoindre. Quand il était jeune étudiant en théâtre et qu'il avait intégré l'équipe de Bob Villette où il préparera – et réussira – son concours au Conservatoire d'art dramatique de Paris, Torreton avait découvert le chanteur un soir au « Bateau Ivre », ce carrefour majeur de la musique et de la chanson à Rouen.
« J'avais été frappé par cette « mise à nu » du poète qui portait en lui un manque d'amour qui le faisait courir après le bonheur et qui à chaque fois se cassait la gueule ».
Il faudra que le premier producteur d'Allain Leprest Jean-René Puilly téléphone un jour au comédien, sans le connaître vraiment si ce n'est à travers son talent et ses réussites, pour lui proposer un spectacle autour des texte de Leprest. Pour celui qui dit volontiers qu'il avait trouvé avec le poète trop tôt et trop cruellement disparu le « Brel que j'était trop jeune pour l'avoir connu » ce fut comme un signe :
« J'ai d'abord été étonné que Puilly pense à moi alors que rien ne me rattachait à Allain si ce n'est une admiration que je gardais pour moi. J'ai dit oui tout de suite en y mettant deux conditions : celle de ne pas chanter– ce n'est pas mon métier – et celle de ne pas être seul en scène ».
Il y avait dans ces deux restrictions – précautions devrait-on dire - comme une pudeur à ne pas mettre ses pas dans ceux du poète mais de suivre ses traces sans en dénaturer l'esprit. De plus, il voulait que les mots trouvent un support qui soit une musique... sans en être tout à fait une. Un nouveau signe devait lui en donner l'occasion en faisant la connaissance d'Edward Perraud, un percussionniste amoureux, lui aussi, de Leprest. Lui aussi, était prêt à s'engager pour une aventure dans laquelle l'alchimie mystérieuse de la pensée et des sons pouvait s'inscrire dans une cohérence sensible et originale échappant au cadre convenu d'un récital de poésie.
Dans l'immense production du chanteur il a fallu, alors, trouver un fil conducteur et faire des choix :
«Nous devions construire un parcours possible. Edward et moi nous sommes convenus de faire chacun une liste. Quand nous les avons confrontées, à quelques nuances près, elles se complétaient parfaitement »
S'engagea alors une étroite collaboration qui permettra aux textes de garder leur autonomie tout en s'appuyant sur un univers musical inédit. C'était un exercice périlleux d'aborder des textes habituellement chantés. Mais pour Philippe Torreton le problème ne s'est pas posé:
«Un beau texte se suffit à lui-même. Verlaine ou Leprest peuvent se dire ou se chanter… c'est toujours aussi beau »
Et quand on lui demande si l'expérience Leprest l'inciterait à la prolonger avec d'autres auteurs la réponse est catégorique :
« J'ai envie d'approfondir l'oeuvre d'Allain. Il a dit tellement de choses et il y en a tant encore à faire connaître… tant de messages à faire passer.. Je m'aperçois que plus on le joue plus les gens viennent. Il y a chez lui une manière de concevoir la création dans le bonheur mais aussi dans la douleur et dans la vision d'un monde qu'il veut défendre qui me touche et qui touche ceux qui viennent nous voir… »
Rien d'étonnant donc à ce que ces deux natures sensibles, exigeantes se soient rencontrées. Chez Leprest et chez Torreton, on sent une même urgence, le même impératif d'être à la fois le témoin et l'acteur d'un temps où la culture doit avoir son mot à dire:
« Comment peut-on être un artiste et ne pas être engagé ?… Comment n'avoir rien à dire ? Ne pas regarder ? Comment ne pas donner aux mots la force et les moyens de ne pas les oublier, d'aller au bout de ses convictions, de partager et de faire partager cette nécessité de l'urgence des temps que nous traversons ?».
Chez le comédien, ancien conseiller municipal de Paris, homme de conviction s'il en est, comme chez le chanteur, la culture et la politique sont indissociablement liées. Il y a des identités de vues et de luttes qui les ont fait se rejoindre dans une même conception de la politique et de la culture.
D'ailleurs, entre deux récitals rouennais, Philippe Torreton a fait un saut au siège de la fédération du parti communiste à Rouen pour visiter l'exposition consacrée au livre – dessins et photos – que Rémi Le Bret a consacré à Allain Leprest - (« Allain Leprest – Un chemin de tempête »)
« Mec ! » va revenir à Saint-Etienne du Rouvray au Rive-Gauche le mardi 17 novembre. Après quoi, il y aura en janvier « Othello » à l'Odéon dans une mise en scène de Luc Bondy avec Marina Hands dans le rôle de Desdémone et il enchaînera avec « L'irrésistible ascension d'Arturo Ui »….
Entre temps « Mec ! » va continuer de tourner et Philippe Torreton s'emploiera à faire mieux aimer encore « le petit Allain, l'enfant terrible, l'adolescent mordoré que nous ne cesserons d'aimer » évoqué par Colette Privat dans la préface du livre qui lui est consacré
Photo I. Mathie